Extrait des
« Souvenirs d'une vie obscure »
chapitres 9 et 10, pages 99 à 154
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Pour un meilleur confort de lecture, n'hésitez pas à imprimer ce texte (environ 13 pages),
accès par le sommaire des fiches, 5e géneration
, Charles Joseph dit Auguste Sarrauton 90/122
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Charles Joseph, dit Auguste, «de» Sarrauton,
engagé dans le 1er régiment d'artillerie légère,
accompagne son beau-père, le citoyen Lamanière,
en tournée sur les bord de la Moselle et du Rhin.
   
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1793

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J
E VEUX POURTANT RACONTER UNE AVENTURE assez marquante qui m'arriva dans ce premier voyage : j'avais 15 à 16 ans, j'étais pâle, élancé, leste comme un chamois, hardi, déterminé, ne craignant rien, comme tous les êtres qui ne connaissent pas le danger & qui ne s'occupent pas d'en calculer les chances. Mon sang bouillant n'était calmé par aucune des entraves que l'étude & la discipline scolastique y apportent à cet âge. On me laissait la bride sur le cou, au milieu de diables incarnés pour qui se battre était le plus grand des plaisirs. Très orgueilleux de mon nouvel uniforme, je tenais à y faire honneur & à me mettre sur la ligne des plus hardis. Si je n'eusse été tenu par l'homme sévère que je regardais comme mon père & que je craignais, par l'habitude de son autorité, je me serais fait tuer vingt fois pour une, mais en dépit de son apathie & de ses graves occupations il veillait sur mes actions ; sa tendresse pour moi & sa responsabilité envers ma mère, qui m'adorait, lui en faisaient d'ailleurs une loi ; s'il ne m'eut ramené sain & sauf, elle ne le lui eut pardonné de sa vie.
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Coblence,
orthographié par l'auteur Colbentz, Koblenz
en allemand, tout comme Moselle
sous sa plume est toujours noté Mozelle
.1

 

Entre Trèves & Coblence, sur la Moselle, sont assises deux petites villes, Trarbach & Traben, la 1re sur la rive droite, l'autre sur la rive gauche. Ces villes, qui gardent le cours de la rivière, sont dominées par des montagnes rocheuses d'ardoise, surmontées de vieux châteaux en ruine.

 

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Aujourd'hui,
deux communes
sont
rassemblées
sous
le nom de
Traben-
Trarbach
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Quand nous y arrivâmes, l'avant-garde de l'armée venait de forcer le passage ; on s'était vivement battu & tiraillé ; enfin nos voltigeurs étaient parvenus à faire reculer l'ennemi, & un bataillon qui avait passé de la rive droite, soit avec des nacelles, soit à la nage, tiraillait encore avec les Autrichiens qui se retiraient sur Traben.
Mon beau-père avec le Général Vincent s'occupaient à établir des pontons pour faire passer l'artillerie. C'était un bruit, un brouhaha qui me rendait à moitié fou d'ardeur.
Malheureusement, après le passage de plusieurs pièces de campagne, une ancre dérapa ; le ponton qu'elle retenait dériva, une pièce de 4, traînée à la bricole chavira &, dans sa chute, entraîna les hommes qui y étaient attelés.
Plusieurs pontonniers & soldats du génie plongèrent & parvinrent à sauver tous les hommes à peu près, un seul, je crois, fut noyé.
Cet accident nous arrêta le reste de la journée car il fallut repêcher la pièce & son affût ; ce n'était pas une petite affaire, chacun s'y employait avec ardeur.
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J'étais à côté d'un vieux capitaine d'artillerie dont la moustache grise me tenait en respect : Tiens-toi tranquille, me disait-il, lorsque la pétulance de mon âge m'emportait, ton père m'a chargé de veiller sur toi, & si tu bouges je te ferai reconduire au cantonnement. Je passai donc là 4 à 5 heures à surveiller les travaux avec les autres officiers, & à m'ennuyer d'autant. Quand l'accident fut réparé, il faisait encore grand-jour ; le temps était superbe, je voyais de l'autre côté les ruines imposantes & pittoresques d'un immense château du moyen âge, je grillais d'aller le visiter, quoi qu'il fallût grimper par des sentiers de chèvres à travers des rochers bouleversés.
Mon capitaine, dis-je au vieux, je voudrais bien aller donner une poignée de main au commandant des voltigeurs là sur l'autre rive, ne me le permettrez vous pas, à présent qu'il n'y a plus rien à faire ici ?
Le Capitaine me regarda de côté avec ses petits yeux gris, fit émoustiller [?] sa moustache & me lâcha un " nix " qui, dans le peu d'allemand qu'il croyait savoir, équivalait à un refus bien net.
- Ah ! mon Capitaine, c'est si peu de chose, & le commandant Nxx est si bon enfant !
- Tonnerre de D. ! Comment peut-on envoyer à l'armée un si jeune gars qui ressemble à une fille comme deux gouttes d'eau ? Fxx Câlin ! est-ce qu'on te peut refuser quelque chose ? Va donc, mais S.N. de D. ! Sois ici dans une demie heure au plus, car si tu y manques, je ne te manquerai pas.
- Merci, Capitaine, soyez tranquille, je reviens.
Et en deux sauts, trois pas, je suis au bout du pont volant. Un peu plus loin je troue le commandant, joyeux troupier qui fumait tranquillement sa pipe au milieu des fusils en faisceaux.
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Kaiserlick, soldats
de l'armée impériale autrichienne


3.
- Bonjour, Commandant, je vais voir les vieilles tours là-haut, ne voulez-vous pas venir avec moi, ce doit être curieux ?
- Comment là-haut, tu as donc l'hippogriffe à tes ordres ?
- Ca n'est pas nécessaire, j'ai mes jambes, vous allez voir.
- A la bonne heure, mais les miennes ne mangent pas de ça, tu peux y aller tout seul.
Je partais lorsqu'il me retint.
- Ah ! ça, mais tu pars comme cela avec ton bancal pour tout potage, & si tu rencontrais quelque mauvais péquin ou quelques Keyserlick [kaiserlick] qui voulut te faire un mauvais parti ? Tiens mets moi ces deux toûtoûs dans ta ceinture, ça n'est pas lourd & c'est solide.
Disant cela il me donnait ses pistolets, les officiers d'infanterie légère en portaient alors.
- Ne t'attardes pas, ajouta-t-il, voilà le soleil qui baisse.
Je lui serre la main, & je pars.
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Je ne tardai pas à reconnaître que j'avais entrepris une tâche difficile : il fallait grimper presque à pic ; à chaque pas des rochers énormes détachés des ruines me barraient le chemin ; ils n'étaient rien moins que solides, & souvent je risquai d'en être écrasé quand ils se détachaient de leur base incertaine pour aller rouler jusque dans la Moselle.
J'étais en nage, je sentais mon ardeur diminuer à mesure que les difficultés s'accroissaient, & j'aurais renoncé à cette folle fantaisie si je n'eusse craint les plaisanteries dont mes camarades n'auraient pas manqué de me régaler à mon retour. Cette pensée toute vaniteuse me rendit courage : j'étais si lest, si léger, sautant comme une gerboise, ne craignant rien, je fis tant des pieds & des mains qu'enfin j'arrivai sur la plate-forme du château ruiné.
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Que je fus bien dédommagé de mes fatigues ! Le soleil se couchait, je voyais d'un côté la Moselle se tordant comme un immense Léviathan d'argent, au fond des creuses vallées couronnées de forêts. Devant moi Trarbach avec le mouvement des troupes, le brillant des armes, le bruit du tambour & des trompettes qui sonnaient la retraite ; du côté opposé, sur la gauche, la petite ville de Traben, sombre & silencieuse comme une cité que vont envahir les vainqueurs.
Mon sang se calmait, la brise du soir glissait doucement sur mon front baigné de sueur ; je respirai délicieusement un quart d'heure, puis je pensai au retour.
Mais revenir par où j'étais monté, impossible ; c'était à se briser cent fois, surtout quand le jour me manquerait. Que faire, cependant ? Je ne pouvais passer la nuit là ; que dirait mon père en ne me retrouvant pas au poste où il m'avait placé ? Que dirait le terrible Capitaine ? L'enfance repris ces droits : je crois que l'envie de pleurer me prit. Mais mes yeux tombèrent sur mon uniforme, sur mes armes & le cœur d'homme me revint ; allons, me dis-je, pas de bêtises, marchons.!
Je parcourus alors rapidement les ruines du vieux château, faisant lever de temps à autre les oiseaux de nuit peu habitués à être dérangés à cette heure & j'arrivai à une muraille assez bien conservée, ancien rempart qui servait de bornes à des jardins en terrasses de la ville de Traben.
L'un de ces jardins était vaste, bien tenu & une superbe treille envoyait ses pampres jusqu'à mes pieds. Voilà, me dis-je, mon échelle toute trouvée ; au fond de ces bosquets est une belle maison, dans cette maison il y a des habitants, ces habitants ne me verront peut-être pas de trop bon œil, mais bah ! on ne me mangera pas ; hardi donc ! - Et posant mes pieds sur les barreaux du treillage, je descendis sur le sol cultivé.
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... pampres,..
rameau
de vigne chargé
de feuilles
et de fruits
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C'était, en effet, une charmante propriété où des massifs d'arbres fleuris embaumaient l'air du soir. Mais il se faisait tard, & je n'étais guère disposé à me livrer à des méditations sentimentales ou à des études de botanique. Je traversai rapidement le jardin, j'arrivai à une porte & je frappai avec le fourreau de mon sabre. Les aboiements formidables d'un dogue me répondirent & retentirent dans la maison.
Diable ! me dis-je, voilà un gaillard qui semble vouloir me faire mauvaise figure d'hôte, & par précaution, je pris un de mes pistolets.
N'entendant toujours d'autre bruit que les hoûp ! hoûp ! du dogue, je frappai assez rudement sur la porte avec la crosse du pistolet ; le chien redoubla ses aboiements à travers lesquels je distingai le mouvement qui se faisait dans la maison : on semblait s'interroger en langue allemande ; enfin une voix de femme prononça ces mots : ver ist dam da ? (qui est donc là ?) Moi, répondis-je, en adoucissant ma voix : " ami, ouvrez. " " Och ! Jézous !" fut-il dit derrière la porte, "ein frantzous !" & j'entendis qu'on se retirait avec précipitation. Je refrappai avec plus de force ; des pas plus lourds se firent entendre, une barre roula derrière la porte, elle s'ouvrit & je vis une grave figure de vieillard qui me demanda en bon français quoique avec l'accent allemand bien prononcé : "Qui êtes-vous, & que voulez-vous ?" "Je suis un officier français égaré, Monsieur, & je voudrais sortir de ce jardin où je suis descendu par la muraille du château."
Le vieillard me regarda avec méfiance d'abord, & avec étonnement ; mais ma pâle figure d'adolescent & ma moustache naissante parurent le rassurer.
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- Etes-seul,Monsieur,ajouta-t-il en me regardant avec plus de bienveillance  ?
- Parfaitement seul, Monsieur, & en vous faisant mes excuses de m'être ainsi introduit chez vous presque par accident, je ne vous demande que de me laisser passer pour retourner au pont volant.
Le vieillard ouvrit alors la porte assez pour me laisser le passage libre & la referma aussitôt en l'assujettissant par derrière.
La même servante qui, sans doute, m'avait d'abord répondu, apporta une lumière & je me trouvai dans une vaste pièce meublée à l'antique & décorée de belles peintures à fresques.
L'homme en présence de qui j'étais avait une vénérable figure encadrée de longs cheveux presque blancs, & son costume annonçait l'aisance ; je replaçai bien vite mon pistolet dans ma ceinture & je saluai de nouveau.
- Comment, Monsieur, vous êtes descendu par la muraille ? Mais, elle a plus de trente pieds de haut & il y avait de quoi vous tuer en tombant.
- Et de l'autre côté, Monsieur, la chute eut été bien plus dangereuse ; monter pendant le jour est déjà assez difficile mais descendre la nuit, c'est à se briser.
- Je le crois bien, dit le vieillard émerveillé, quoi, vous êtes monté du côté de la rivière, mais, c'est tout au plus ce que pourrait faire un chat.
- Je l'ai fait pourtant, la preuve, c'est que me voilà.
Quelques mots allemands prononcés en aparté, dans lesquels j'entendis le mot frantzous, & qui voulaient dire sans doute : Il n'y a qu'un diable de Français capable de cette étourderie, répondirent à mon assertion.
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Vous rappelez-vous, mes enfants, nos ascensions à pic sur la montagne de Saint Cirgue, au-dessus du Lot & de la fontaine des Chartreux ? Vous étiez alors, les jumelles surtout, comme des petits perdreaux, vous cramponnant aux myrtilles & aux herbes pour ne pas dégringoler, pendant que votre pauvre mère, semblable à une malheureuse poule conduisant une couvée de canetons qui s'élancent à l'eau crie & s'agite, ne concevant pas que les imprudentes qu'elle croit ses enfants puissent échapper au danger qu'elle craint pour eux ? Eh bien ! la montagne qui lui semblait si terrible, que vous seules avez gravie ainsi, peut--être, était une allée douce & sablée, auprès de cette espèce de muraille escarpée, presque verticale, que votre futur père s'était amusé à escalader ; voilà ce qui faisait ouvrir de si grands yeux au bon vieux allemand.

A présent, Monsieur, repris-je, voulez-vous bien me faire conduire sur le chemin de Trarbach ? mes camarades doivent commencer à trouver mon absence un peu trop prolongée, & j'ai à cœur de faire cesser leur inquiétude.
- Vous n'êtes qu'à deux pas de la rue qui aboutit au pont de bateaux, me dit le vieillard, & je vais vous y mener moi-même.
La servante nous précéda, j'aperçus, en traversant un vestibule, des figures de femmes effrayées, à travers une porte vitrée. Nous traversâmes une vaste cour pavée où le dogue enchaîné se démenait en aboyant de plus belle. Mais mon hôte lui cria un still en le menaçant de la main & le Cerbère rentra dans sa loge en grondant.
Comme nous allions sortir, je glissai une pièce de monnaie dans la main de la servante qui me fit un sourire en rougissant.

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Mon hôte s'arrêta & me regardant avec une bienveillance toute Theutonienne : Monsieur, me dit-il, dans notre pays, quand on prend congé de son hôte, c'est ordinairement le verre à la main ; comme vous, dans votre langue, cela s'appelle bien voir le verre de l'étrier ; ne voulez-vous pas accepter un verre de ma main ? C'est du vin de notre Moselle qui vaut celui du Rhin si renommé, il est venu sur les rochers que vous escaladez si bien.
J'étais pressé, car la nuit s'avançait & je voyais en idée, se froncer la moustache de mon vieux capitaine que j'aurais dû rejoindre depuis longtemps ; cependant j'acceptai, dans la crainte de blesser le respectable vieillard. Mais je le prévins que je n'avais strictement que le temps de boire à sa santé.
Il donna, en allemand, quelques ordres à sa servante qui nous précéda en trottant lorsque nous retournâmes à la maison. Nous y trouvâmes un guéridon éclairé de deux bougies & garni d'une assiettée de biscuits ; à côté deux de ces beaux
vidercômes* qui servent dans les bonnes occasions.
Mon hôte les remplit d'un vin couleur d'or, & soulevant son tricorne : à votre santé, mon jeune brave, puissiez-vous ne rencontrer jamais dans mon pays d'ennemi plus dangereux que celui-ci ! & il choqua son verre contre le mien que je lui tendais après m'être déganté & en lui faisant un salut cordial.
Merci, lui dis-je, le vin est aussi franc que celui qui l'offre & je me souviendrai toute ma vie de vos bons procédés.

En effet : il y a cinquante ans de cette aventure, & elle est aussi présente à mes souvenirs que si elle datait d'hier ; il est un âge où tout ce grave profondément dans la mémoire.

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*probalement sortes de grands verres particuliers à cette région ? Leur nom viendrait de Wieder
"de nouveau, encore
une fois"
et -kunst "venir", soit littéralement "retour"

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Mon hôte paraissait désirer prolonger la séance & m'offrait d'autres rafraîchissement mais je le remerciai en insistant pour retirer sans différer ; nous reprîmes le chemin de la cour.
En me retournant, j'aperçus encore à travers une porte vitrée des yeux qui nous observaient avec curiosité, & je distingai très bien des yeux de femmes, tant la nature a d'instinct à 16 ans...
Nous franchîmes la porte cochère & nous prîmes le chemin de la rivière. Les habitants sortaient sur leurs portes pour nous voir passer, & je remarquai que tous saluaient mon guide avec respect. Nous causions en marchant ; une heure plus tôt, me dit-il, il n'eut pas été prudent de vous promener ici : les Autrichiens ne font qu'évacuer la ville.
- Sont-ils donc décidément partis, répondis-je ?
- Très certainement.
- En êtes-vous sur ?
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**en français bourgmestre, équivalent
de maire
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- On ne peut plus sûr, car je suis le Bourgmeister** de Traben, & j'ai conduit l'officier autrichien de l'autre côté de la ville, comme je vous conduis de ce côté-ci. Je m'inclinai devant le vénérable magistrat en le prévenant que je viendrai probablement le lendemain le remercier de sa bonne réception. Il m'assura qu'il me reverrai avec plaisir.
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En ce moment nous étions sur les limites de la ville, le Bourgmeister me serra la main & me dit de suivre la route qui me conduirait sans faute aux avant-postes français ; je lui rendis son salut & je me mis à marcher rapidement.
A quelques centaines de pas, j'aperçus la première vedette qui me cria : qui vive ?

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Les barbares ont décampé après que…  
Après ma réponse, j'avançai & me fis connaître.
Un peu plus loin je trouvai le commandant qui fumait encore sa pipe en se promenant de long en large.
- Eh ! d'où viens-tu, me dit-il ?
- De Traben.
- Comment, de Traben, et l'ennemi ?
- L'ennemi n'y est plus : decampaverunt gentes quoniam bon train ; la sauce d'hier les a dégoûtés de la fricassé.
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- Ah! çà, plaisante-tu ?
- Non en vérité, j'en suis sur, car je viens de passer la soirée chez le Bourgmeister. Je lui racontai alors les suites de mon ascension.
- En ce cas, dit le commandant, il faut avertir le général qui, sans doute, donnera l'ordre d'occuper la ville & de se porter en avant.
- Je m'en charge, déjà, mais Commandant, ne parlez pas, je vous prie, de mon escapade, soyez censé avoir appris autrement la retraite de l'ennemi.
Le commandant fit mine de fin mystère : - Tu as peur d'être grondé ! pauvre petite ; sois tranquille.
Nous causions encore, & j'allais le quitter lorsque je vis accourir mon vieux capitaine ; son nez, ses joues étaient couleur de feu, & ses moustaches remontaient comme des pattes d'un scolopendre.
Tonnerre de Dxx (pardon Commandant) tu t'amuses à flâner ici tandis que depuis une heure tu devrais être de retour aux pontons ; gare les arrêts !
- Mais, mon Capitaine ...
- Pas de mais ; demi-tour à droite pas accéléré. Marche ! & il salua le commandant. Celui-ci me cria : n'oublie pas d'avertir le général !
   
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- Qu'est-ce qu'il lui veut donc au général ?
- Mon Dieu, fis-je, il veut le prévenir que depuis une couple d'heures l'ennemi a décampé de Traben.
- Pas possible !.. Moi qui comptais nous brosser demain matin ; et comment sait-il cela ?
- On venait de l'en avertir quand vous êtes arrivé pour me donner un galop, & j'attendais des détails, mais vous êtes si terrible, mon capitaine...
- Ta, ta, ta ! C'est ça que tu es si timide, enfin, me dit-il, en arrivant à la tête du pont, puisque c'est ainsi, prends ton cheval & galope au quartier général ; il me tarde de quitter ce nid de grenouilles pour aller coucher dans des draps.
Je ne me le fis pas dire deux fois : mon cheval qui était attaché aux piquets avec ceux du détachement, fut aussitôt bridé, car on les tenait tout sellés, & je me rendis sans perdre de temps au logement du général.

Quand j'entrai dans la pièce où le Général se tenait, je le trouvai penché sur une carte du pays qu'il examinait avec Mr.Lamanière.
- Mon général, lui dis-je, le Commandant N. me charge de vous donner avis que l'ennemi vient d'évacuer Traben, & il demande des ordres.
- Comment, comment, dit le Général en se relevant vivement, es-tu bien sûr de cela ?
- Parfaitement sûr, mon général, j'étais... J'allais bavarder, mais je me retins... Je suis sûr, ajoutai-je en me reprenant, qu'il m'a chargé de venir vous dire que ... Mr.Lamanière me lança un coup d'œil qui n'appartenait qu'à lui & qui me fit rougir jusqu'au oreilles - C'est une chose grave, dit-il d'un air sévère, qu'un pareil avis ; es-tu certain de ne pas te tromper.?

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- Revenu de mon trouble & un peu piqué qu'on mit mon assertion en doute : C'est un message dont je m'acquitte, repris-je, & il me semble que je vaux bien un trompette qu'on en eut chargé tout comme moi. Mr.Lamanière vit qu'il avait été un peu trop loin, mais sans se donner la peine d'apaiser le mouvement d'amour propre blessé, il se retourna en souriant, leva imperceptiblement une épaule & se remit sur la carte.
En remettant l'ordre à l'aide de camp qui était mon camarade, je le chargeai tout bas de dire au Commandant que je le priais particulièrement d'avoir des égards pour le Bourgmeister. L'officier me regarda d'un air étonné.
- Et quel diable d'intérêts peux-tu prendre à un Bourgmeister ?
- Va toujours, mon bon Arnould. C'est ainsi qu'il se nommait, & je l'ai retrouvé vingt-cinq ans après dans le train d'artillerie, tout vieux, tout gris, au Puy-en-Vélay où j'ai eu le plaisir de lui rendre service. Il n'avait ni reculé, ni guère avancé en grade, à travers toutes ces guerres de la République & de l'Empire, mais il avait conservé sa peau, avantage assez rare alors.
Deux heures après l'aide de camp revint annoncer que l'on avait pris possession de la ville sans rencontrer d'obstacles ; il n'y avait plus d'ennemis. Il était porteur d'une invitation du Bourgmeister, à dîner le lendemain, pour le Général & son état-major.

Le lendemain le soleil se leva radieux & dissipa promptement les vapeurs du matin qui, l'été, s'élèvent sur le Rhin, sur ses affluents, ainsi que des profondes vallées de ce pays humide & boisé.

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Après le déjeuner tous les officiers en grande tenue montèrent à cheval pour former l'escorte du Général & de mon beau-père. Au bout du pont-volant, nous trouvâmes le Bourgmeister à l'entrée de la ville avec les officiers municipaux & les notables. Il fit un compliment en français au Général & nous réitéra gracieusement l'invitation de se rendre chez lui en attendant le dîner qui devait être servi à deux heures suivant l'usage du pays en ce temps-là.
J'étais assez embarrassé, car je craignais les reproches si on venait à savoir mon escapade de la veille. A la vérité, je pouvais espérer que le bonhomme ne me reconnaîtrait pas de suite au milieu de cette foule de militaires, & que j'aurais l'occasion de lui demander de garder le silence sur notre entrevue ; j'étais d'ailleurs fort différent de la veille : au lieu d'un bonnet de police & d'un charivari tout froissé par les broussailles, tout couvert de poussière, je portais le colbach à poil qui me couvrait le haut de la figure ; un dolment serré par une ceinture or & bleue avec un pantalon collant garni d'un large galon d'or & des bottes à la hussarde en maroquin rouge.
Les yeux de femmes entrevus à travers la portes vitrée avaient évidement influé sur les soins donnés à ma toilette, & il y avait loin du petit officier coquet au gamin de la veille grimpeur & aventureux.
Cependant, après les premiers pour-parlers, je vis les yeux de notre Amphitryon se fixer sur moi & il me fit, en souriant, un petit salut de connaissance. J'étais honteux de ne l'avoir pas prévenu, mais je ne pouvais sans soulever des questions, m'avancer vers lui plutôt qu'un autre. Je lui rendis son salut avec un regard qui exprimait mon embarras ; il me comprit & reprit de suite sa conversation avec mon beau-père & le Général.
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Rambour,
variété de pommes rouges
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Mais Mr.Lamanière de son regard d'aigle avait parfaitement aperçu nos signes d'intelligence, un coup d'œil de côté ne me laissa aucun doute à cet égard, & je me préparai à soutenir un interrogatoire.

Il ne se fit pas attendre : Mr.Lamanière me fit, du doigt, signe d'approcher, &, quand nos chevaux se touchèrent : Il parait, me dit-il, que tu es ici en pays de connaissance, je m'en doutais. Maintenant, dis-moi un peu comment tu as fait celle de ce brave Allemand, & tâche de me répondre sans détours ; tu sais qu'on ne m'en fait pas à croire facilement.?
Je devins pomme de Rambour :
- Mon Dieu, fis-je, en cherchant à prendre un air indifférent, hier par hasard, au cantonnement de la tête de pont, j'ai entrevu le Bourgmeister qui, à ce qu'il parait, vient de me reconnaître.

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- Alors tu en savais plus que tu en as dit hier soir au Général sur l'évacuation de Traben ; pourquoi ne nous as-tu pas donné des détails ?
J'étais pris, & je ne savais pas mentir ; cependant je ne voulais pas compromettre mon vieux capitaine ; je fis comme les écoliers pris en faute : je baissai les yeux & gardai le silence.
Mr.Lamanière attendit quelques minutes tout en marchant vers la maison où nous nous rendions, puis il reprit :
- Eh bien ! parle donc...
- C'est que ... c'est que ... un peu plus tard, mon bon Père je vous dirai cela.
- Soit, mais tu as fait quelque tour de ton métier, ou je me trompe fort.
Arrivés à la maison du Bourgmeister qui était fort belle, on mit pied à terre & nos chevaux furent conduits aux écuries qui leur avaient été préparées.
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Nous fûmes introduits dans le grand salon que j'avais entrevu la veille & qui était véritablement somptueux.
Le Bourgmeister présenta au Général sa famille qui se composait d'une Dame d'un certain âge, sa femme & deux charmantes Demoiselles ses filles. Ces dames, parfaitement mises, avaient un grand air de distinction ; l'une d'elles, seulement, la plus jeune, parlait un peu français.
Le Général & mon beau-père furent très galants & félicitèrent notre hôte de posséder de si charmantes personnes. Avant qu'on fût assis, Mr.Lamanière me présenta à la famille comme son fils.
- Monsieur a commencé bien jeune son rude métier, dit le vieillard en me saluant.
- Oui, répondit mon beau-père, mais les voyages forment la jeunesse & d'ailleurs mon fils aime beaucoup à courir...
Le vieillard sourit & je rougis presque autant que venaient de le faire les jeunes filles en recevant nos compliments.
- A son âge, reprit le Bourgmeister, nous avons tous, à peu près, eu le même goût & nous ne nous en portons pas plus mal ; pour moi qui ai beaucoup voyagé, j'ai toujours aimé à étudier les sites comme les mœurs des contrées que je parcourais. Comment trouvez-vous notre pays, Monsieur, ajouta-t-il, en généralisant la conversation ?
Je le remerciai des yeux, & l'entretien devint général.
Peu de temps après, notre hôte proposa à ses convives de leur faire voir ses jardins. Chacun se leva avec empressement, les dames nous quittèrent avec de grandes révérences à l'allemande pour aller vaquer aux préparatifs du banquet, & passant par la fameuse porte de la veille qui cette fois, s'ouvrit à deux battants, nous entrâmes dans le vaste enclos qui régnait sur les derrières de la maison.
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Rien de mieux ordonné, de plus fleuri, de mieux distribué que ce beau jardin qui offrait un vaste parterre aux deux côtés duquel on avait planté de charmants bosquets à l'anglaise garnis d'arbustes exotiques. Le tout était borné par la haute muraille du château.
Comme le terrain allait en s'élevant on avait adouci les pentes par des terrasses d'où l'on apercevait la ville de Traben.
Cependant, tout en louant beaucoup les agréments de cette belle habitation, le général & mon beau-père observèrent que la vue ne répondait pas tout à fait aux autres avantages. Mais, ajoutèrent-ils on ne peut tout avoir.
Ceci, répondit notre hôte, n'est qu'un ermitage ; après avoir passé la plus grande partie de ma vie dans l'agitation d'une vie très active, j'ai voulu me reposer dans une retraite modeste. Cependant lorsque je veux jouir d'une vue plus étendue & me rappeler mes courses lointaines, je n'ai pas loin à aller ; vous allez en juger si vous voulez prendre la peine de me suivre. Alors se dirigeant vers une petite porte pratiquée dans la muraille, il l'ouvrit & se retournant vers nous : "Permettez, dit-il que je passe devant pour vous montrer le chemin."
Nous le suivîmes à la file dans un escalier sombre & étroit.
Après avoir monté une quarantaine de marches taillées obliquement dans le roc, il ouvrit une deuxième porte très solide ; nous sortîmes & nous nous vîmes inondés subitement de lumière, sur la plate-forme du château que j'avais parcourue la veille au soir sans apercevoir cette issue.
Rien ne saurait exprimer l'effet de cette admirable position, surtout lorsqu'on sort des ténèbres.
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La vallée, dans laquelle la Moselle est profondément encaissée, & où, par cette raison, elle coule avec une grande rapidité que fait connaître le bruit de ses flots, est couverte de vignes qui produisent abondamment d'excellent vin blanc que le commerce distribue dans tout le Palatinat, sous le nom de vin du Rhin.
Les Allemands, buveurs renommés, en font une énorme consommation attestée par les verres dont ils se servent : ce sont de hauts & larges Vidercomes qui tiennent presque une bouteille ordinaire. Cela se vide sans respirer, & un claquement de langue rend témoignage du triomphe de la satisfaction du buveur.
Les sommets des montagnes qui encaissent la rivière sont couronnés d'immenses forêts & surmontés d'une multitude de châteaux gothiques en ruine.
Ces châteaux, construits avec des blocs d'ardoises attestent par leurs hautes tours noires la puissance de la féodalité dans le moyen-âge ; ils sont presque tous entièrement ruinés, soit par les guerres, soit par suite des révolutions & de la civilisation qui en ont chassé les tyrans qui y exerçaient leur domination féodale. Mais il n'en est pas un seul que sa légende ne fasse revivre.
L'Allemand est naturellement poète, sentimental, musicien & c'est une chose attachante d'entendre le soir, à la veillée, au retour des travaux du jour, les paysans chanter les exploits & les amours des hommes de l'ancien temps qui tenaient leurs ancêtres sous un joug de fer. Car tel est encore aujourd'hui le serf russe, tel était jadis le paysan allemand.
Du château de Traben on aperçoit, sur la rive droite, Zell, le territoire de Berncastel, le sommet du Kirchberg, & dans le lointain, les clochers de la ville de Zimmern.

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nous connaisons
la chose

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La rive gauche est moins peuplée ; c'est un pays sauvage & boisé ; c'est de ce côté que l'arrière-garde autrichienne opérait sa retraite.

En avançant sur le rempart qui domine la Moselle, le général exprima son admiration pour la position inattaquable de ce côté, car, disait-il, qui diable pourrait grimper là ? - Le Bourgmeister me jeta en riant un coup d'œil à la dérobée ; je me hâtai de détourner la tête, mais Mr.Lamanière nous avait vus ; il s'approcha de moi & me dit avec cet air froid & sardonique qui lui était propre : "habemus confitentem reum ; je connais maintenant ton histoire, & je te conseille de t'en tenir à cet essai, autrement il y a apparence que tu ne reverrais pas ta mère".

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Puis s'adressant au général : "Je connais, moi, quelqu'un qui y a monté.
- Et qui est ce chat-là ?
- Ce n'est pas un chat, mais un écervelé que je compte, à l'avenir, tenir si court que je l'empêcherai bien de faire ses escalades d'écolier.
- Ecoute, me dit-il, nous ne sommes pas ici au collège où on en est quitte pour des pensums. Tu pouvais te tuer, c'est même une espèce de miracle que tu ne te sois pas cassé le cou, sans compter le danger des mauvaises rencontres alors que le pays n'était pas encore en notre pouvoir ; ainsi, n'y reviens plus...
- Ah ! ça, dit le Général, qui riait de mon air contrit, il parait que tu as fait des farces hier soir, Mamzelle Sainte-Nitouche, conte moi donc cela.
Je commençai par demander pardon à mon capitaine qui nous écoutait bouche béante ; mais quand il sut que pendant qu'il m'attendait sur les pontons, et en si peu de temps, j'avais fait ce tour de force, il frappa la terre du fourreau de son sabre & parut tout à fait fâché !
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- Bah ! bah ! dit le Général, il faut bien passer quelque chose à la jeunesse ; puis se tournant vers le respectable Bourgmeister, je vous remercie, Monsieur, du bon accueil que vous avez fait à cet étourdi ; vous n'y perdrez rien, ni vos administrés non plus. Si on nous avait si bien reçus partout, on n'aurait jamais eu à se plaindre de l'Armée Française en pays conquis ; mais il est rare de rencontrer des gens aussi affables & d'autant de mérite que vous.
Le vieillard allait remercier le Général de son compliment lorsqu'une cloche se fit entendre ; "Général, dit-il en s'inclinant, on nous appelle ; sont ces Dames qui vous réclament.
- En avant donc", dit le général.
Et nous descendîmes tous parfaitement disposés à faire honneur à l'invitation de notre digne Amphitryon.
En arrivant dans le salon nous fûmes reçus par les Dames en grandissime toilette ; Madame la Bourgmeister, grande & belle femme d'une cinquantaine d'années, en robe de soie avec de larges poches bouffantes à la polonaise, coiffure bouchée & poudrée à blanc, manchettes de dentelle tombantes du coude & mitaines en filet de soie noire ; un beau collier de grenat auquel pendait un saint esprit en diamants. Ses deux filles étaient mises beaucoup plus simplement & coiffées avec ce charmant petit bonnet de velours noir bordé d'un galon d'or que portaient alors, & qu'ont peut-être conservé les jeunes filles du Palatinat du Rhin.
C'étaient de charmantes blondes dont les tresses ondoyantes tombaient jusqu'au bas de leur taille cambrée où elles se terminaient par un nœud de ruban ponceau. Un corset de velours noir, aussi garni de galons d'or, faisait ressortir la blancheur & la finesse de leur robe de mousseline des Indes assez courte pour laisser voir une jambe & un pied dont la finesse l'eut disputé à une biche.
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Cinq ou six notables de l'endroit vêtus d'habits larges & carrés à la mode du temps de Louis XIV, complétaient la réunion indigène.
Nous étions une douzaine d'officiers y compris mon beau-père & le Général ce qui complétait un couvert de 20 à 25 personnes.
La maîtresse de la maison se plaça entre le Général & mon beau-père ; l'Amphitryon vis-à-vis, entouré des officiers supérieurs, & on me mit, comme ancienne connaissance & à cause de la conformité d'âge, sans doute, entre les deux sœurs, ce dont je remerciai d'un regard de gratitude mon vénérable ami de la veille qui y répondit par un sourire bienveillant & un peu malin.
L'une des jeunes filles, la cadette dont j'ai retenu le nom un peu tudesque, Krettle, parlait comme qui dirait le français ; il ne faut pas demander si je fus galant & empressé avec mes jolies voisines, avec Krettle surtout qui lorsqu'elle eut vaincu sa timidité, se mit à me débiter les mots les plus comiques dans son langage moitié allemand, moitié français. Je commençai par lui demander le nom en allemand, de toutes les parties de sa parure, et quand j'essayais de répéter ces mots hérissés de rudes consonnes & d'aspirations, c'était des éclats de rire de la part de ces deux jeunes folles, mais j'étais loin de m'en fâcher. De mon côté je donnais des leçons de français ; il va sans dire que je choisissais le sujet de mes leçons de manières à en faire sortir force compliments sur les grâces & la beauté de mes écolières ; bref, quand on servit le potage qui parut au milieu du repas, chaque pays chaque mode, nous étions les meilleurs amis du monde, & mes genoux manœuvraient à droite & à gauche à l'appui de mes leçons grammaticales.
 
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De temps à autre, à la vérité, l' œil sévère de mon beau-père semblait vouloir me rappeler à l'ordre, mais je me sentais enflammé d'un tel zèle en faveur de mes jolies élèves que cette autorité perdait plus des trois quarts de son poids, jamais je ne m'étais vu si disposé à manquer aux lois de l'obéissance & de la discipline.
Malgré ces graves préoccupations, je fus frappé de la profusion & de l'étrangeté des mets qui nous furent servis ; la table en ployait : je remarquai un gigot de chevreuil couché sur une marmelade de prunes & saupoudré de ces petites dragées qu'on nomme des non-pareilles. Il y avait des pâtes de toutes espèces, du jambon de Mayence couvert de confitures & de la salade sucrée.
Mais les vins ! C'est là que triomphait notre hôte qui possédait certainement une des plus riches caves de l'Allemagne.
Le Johanisberg coulait à flots; la cuve monstre d'Heidelberg avait fourni bon nombre de vénérables bouteilles couvertes de toiles d'araignées, & le Tokay de Hongrie fermait la marche.
Tout cela tombait dans des verres dont la capacité ferait frémir nos fumeurs barbus d'aujourd'hui, & pourtant, les graves municipaux de Traben les vidaient comme de l'eau sans que leur physionomie changeât le moins du monde. C'étaient de bons gros Allemands pur sang qui, sans doute, auraient autant aimé d'autres convives que des Français, mais qui faisant contre fortune bon cœur, buvaient d'autant, comme dit maître François Rabelais.
Ces messieurs causaient entre eux ; pas un ne savait le français, mais notre hôte parlait bien cette langue, &, en homme du monde, sans flatterie pourtant, avait toujours des choses agréables à nous adresser.
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Nous sûmes, depuis, que Mr.Müller je crois bien que c'était son nom, était un riche négociant de Hambourg, espèce de Nabab retiré du commerce. Il avait parcouru toutes les parties du monde, je crois, notamment les grandes Indes, & il parlait plusieurs langues avec facilité. Très riche, plein de goût, il avait fixé sa résidence dans ce beau pays qui était le sien, près de l'embranchement de la Moselle ; il s'y était créé une charmante habitation adossée au vieux château dont les ruines & les dépendances lui appartenaient.
De bons artistes avaient décoré sa maison dont le salon peint à fresque représentait des vues de l'Indoustan qui m'intéressaient extrêmement.
Il ne cacha pas au Général que son fils, jeune homme de 22 ans, servait comme officier dans l'armée autrichienne & le Général, qui était homme du monde, en le remerciant de sa confiance, l'assura que, si les hasards de la guerre lui fournissaient l'occasion de rencontrer le jeune officier & de lui être utile, il le traiterait en ami ; cette assurance traduite à la mère parut lui faire grand plaisir.
Enfin, après trois ou quatre heures de séance & quand on eut pris le café, on se disposa à se séparer, nos Allemands fermes sur leurs jambes, mais je n'en pourrais dire autant de quelques uns de nos officiers qui avaient, peut-être un peu trop fêté les vins du Rhin.
Cependant tout se passa décemment. Le Général était sévère sur l'article, & pas un n'eut osé broncher devant lui. Après quelques instants passés au salon, le Général annonça qu'il allait repartir pour Trarbach, au but quelques verres d'excellente liqueur des îles, en guise de vin de l'étrier, nos chevaux étaient prêts &, quand nous parûmes au perron de l'hôtel, les trompettes sonnèrent de jolies fanfares en l'honneur de l'amphitryon qui les avait largement régalés.

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J'ai le vin tendre : j'avais presque la larme à l'œil en saluant mes voisines de tables ; elles paraissaient aussi un peu émues, mais, pour mon malheur, je voulus leur faire un compliment d'adieu dans la langue dont elles venaient de me donner les premières notions & je hazardai sans doute quelques mots qui leur parurent plaisants, car malgré tous leurs efforts pour garder leur sérieux & conserver l'air affligé d'une séparation, elles partirent toutes deux d'un éclat de rire ; ce rire me gagna, mes camarades, sans savoir pourquoi & par suite des joyeuses dispositions où la bonne chair les avaient mis, partagèrent notre hilarité. Le général se retournant tout étonné & nous voyant si gais, se mit à rire aussi ; Mr.Lamanière, malgré sa gravité, en fit autant, de sorte que jamais séparation ne fut moins triste.
Mr.Müller sachant que nous partions le lendemain pour Coblence où les Français venaient d'entrer, me dit, en me serrant la main, qu'il m'enverrait une lettre pour l'intendant du comté d'Esten, l'un des seigneurs les plus riches du pays & qu'il serait charmé que son ami put m'être utile, ce qu'il fit en effet, en me procurant dans cette ville que l'émigration avait rendue si célèbre, beaucoup d'agrément que ma qualité de Français m'eut difficilement fait trouver.
Le lendemain nous nous séparâmes du général Vincent, & je suivis à Coblence mon beau-père qui n'eut pas de peine à me faire comprendre dans son escorte.

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Voilà une longue digression ; je me suis laissé aller à raconter des choses fort peu intéressantes pour tout autre que pour moi, mais c'est un point de rappel sur cette époque de ma jeunesse ; c'est la ligne de séparation de mon enfance à une vie d'homme, & il pourra n'être pas indifférent pour mes enfants de savoir ce que j'étais alors au moral & au physique.
Dans les deux années que j'ai passées à l'armée, sur les points où la guerre était la plus active, j'ai vu beaucoup de choses & de gens devenus célèbres, mais j'étais trop jeune & trop dissipé pour me livrer à l'observation des lieux & des événements qui, d'ailleurs, ont été racontés par l'histoire.

 


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